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« Dans l’univers conspirationniste, même un document notoirement faux peut être perçu comme la voix inattendue de la vérité
Dans son livre « Dans la tête des complotistes », à paraître jeudi 28 octobre aux éditions Allary, William Audureau, journaliste au service Décodeurs du « Monde », explore, au plus près des protagonistes, le développement les discours complotistes.
Publié le 27 octobre 2021 à 18h00 • Temps de Lecture 10 min.
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Bonnes feuilles.
Pour moi, dont le factchecking est le métier, ces entretiens avec des complotistes ont été une leçon d’humilité. Littéralement. « Sois humble », m’a prié à plusieurs reprises Leonardo, arguant que les factcheckeurs sont trop définitifs. Il est vrai que certains de nos articles ont pu mal vieillir. En février 2020, j’ai ainsi écrit, citant les recommandations de l’[Organisation mondiale de la santé] de l’époque, que le port du masque n’était pas conseillé pour se protéger du coronavirus. Raté : avec l’évolution du savoir scientifique, et notamment la découverte des contaminations aéroportées, les autorités sanitaires ont fait machine arrière quelques semaines plus tard.
Dans le même esprit, une analyse que j’ai signée en avril 2020 sur « l’étrange obsession pour la thèse complotiste du virus créé en laboratoire », qui énumérait plusieurs infox loufoques comme l’idée que le coronavirus aurait été créé à partir du VIH, m’a été renvoyée à la figure au début de 2021, quand des experts ont relancé la piste d’une possible fuite accidentelle au sein d’un laboratoire de Wuhan. Tant pis si ces deux explications n’ont en réalité rien à voir : pour mes contradicteurs, c’était la preuve définitive que les complotistes avaient raison depuis le départ.
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Ces épisodes, et bien d’autres, ont fini par m’inspirer un profond sentiment d’impuissance : si le factchecking aide souvent des personnes de bonne foi à ne pas se laisser berner par des rumeurs manipulatrices, il semble n’avoir aucune prise sur ceux qui se considèrent comme éveillés [terme utilisé par les complotistes eux-mêmes pour signifier qu’ils ont conscience de la « vérité », à la différence de la masse des « endormis »]. Tous mes interlocuteurs me l’ont confirmé, qu’ils soient repentis ou non. « Quand on est vraiment dedans, les arguments rationnels, ça ne marche pas du tout : on jette un voile de discrédit sur tout ce qui contredit la croyance », témoigne Clément, qui a longtemps navigué dans la sphère entourant le polémiste antisémite Alain Soral. Même Raphaël le Niçois, qui se targue pourtant d’avoir travaillé pour la presse de sa région, me renvoie une vision désespérante de mon travail : « Je sais que beaucoup [de factcheckeurs] sont payés pour mentir, c’est leur job. » D’une manière générale, les productions journalistiques qui tendent à démystifier les théories du complot sont davantage perçues comme une agression pilotée par les comploteurs que comme une main tendue.
Le principe de la boussole inversée
Ce peu de considération pour les articles de vérification est confirmé par la recherche académique. En analysant 1 741 messages publiés sur les réseaux sociaux, deux chercheurs norvégiens en sciences de l’information, Petter Bae Brandtzæg et Asbjorn Folstad, ont ainsi montré que les avis postés en ligne sur deux sites de factchecking anglophones de référence, Snopes et FactCheck.org, étaient négatifs à respectivement 68 % et 58 % . Parmi les principaux reproches identifiés par cette étude figure, d’abord le manque d’expertise des factcheckeurs – une critique qui peut être entendue, les journalistes n’étant certes pas juristes, sociologues ni virologues, raison pour laquelle ils sollicitent le savoir de ces spécialistes.
Les sites de factchecking sont également suspectés de suivre un agenda caché, ce qui relève en revanche d’un raisonnement conspirationniste. Ils présenteraient enfin un biais idéologique lié à leur affiliation supposée ou réelle avec la gauche. Il est vrai que les rumeurs complotistes circulent plus facilement dans les médias qui affichent leur positionnement à droite voire à l’extrême droite, comme l’a prouvé la couverture de la pandémie de Covid-19 par Sud Radio, la chaîne d’information CNews ou le site France-Soir. Les articles de vérification souffrent en l’occurrence d’un biais connu de longue date : un individu fait naturellement davantage confiance aux médias proches de son propre positionnement politique. Il a même été prouvé que, lorsque les personnes les plus militantes lisent des articles corrigeant leurs convictions, ces dernières s’en trouvent paradoxalement renforcées. C’est le principe de la boussole inversée : si un média que vous considérez comme votre ennemi vous assure que vous vous trompez, n’est-ce pas la preuve que vous êtes dans le vrai ?
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Pour ne rien arranger, le factchecking se voit désormais opposer des réponses éditoriales qui finissent d’anéantir son pouvoir de rectification déjà limité. Depuis le début de la crise sanitaire, des sites proches de la complosphère pro-Raoult, comme France-Soir, ont ainsi pris l’habitude de répondre aux articles de vérification par des contre-articles souvent très agressifs envers les médias traditionnels et leurs journalistes. Comme on l’a vu, la communauté QAnon [mouvement complotiste d’inspiration américaine] des DéQodeurs [groupe francophone de ce mouvement] a pour sa part choisi son nom pour « troller les “Décodeurs” du Monde », ainsi que me le glisse Leonardo en souriant. Si bien que les articles de vérification professionnels sont désormais piégés dans une logique partisane qui fait bien peu de cas de la vérité.
Premier réflexe
C’est pourquoi, dans le contexte d’un débat avec un éveillé, il ne faut pas espérer grand-chose des ressources journalistiques à disposition. Comme le pointe le psychologue belge Olivier Klein : « Quand quelqu’un relaie un discours complotiste, on est tenté de lui envoyer l’article de factchecking qui démonte ses croyances, accompagné d’un commentaire laconique. C’est la pire façon de procéder. » Il n’accordera aucun crédit à ces informations, et se sentira même agressé.
Aussi paradoxal et troublant que cela puisse paraître, face à un conspirationniste, il importe ainsi de faire un usage pondéré des informations vérifiées. Car, de la même façon qu’une personne endormie se sent agressée si on allume brutalement la lumière de sa chambre, et cherchera instinctivement à se cacher les yeux pour tenter de retrouver le confort de la pénombre, le premier réflexe d’un complotiste contredit sera de rejeter tout contre-argument pour préserver sa croyance. Une réaction qui répond en partie à une logique narcissique. (…)
Face à la contradiction, la plupart des êtres humains tendent à s’accrocher à leurs convictions, quitte à faire fi de la vérité. Mais chez les conspirationnistes, cette propension naturelle est d’autant plus marquée que les théories du complot leur apportent l’impression de s’élever au-dessus de la masse de leurs congénères.
Ton militant péremptoire
Or cette jouissance narcissique constitue une pente savonneuse : elle conduit à abandonner peu à peu la posture initiale du doute et du questionnement, pour glisser vers une certitude flatteuse, jusqu’à tomber dans une obstination maladive. Ainsi, à force de fréquenter des personnalités complotistes de premier plan, Terry, l’analyste financier inquiet de l’établissement d’une « dictature sanitaire » fatale aux libertés, qui a longtemps été si poli, plein de compréhension et de diplomatie, a fini par adopter à son tour un ton militant péremptoire.
Alors qu’il m’avait toujours fait savoir qu’il serait prêt à admettre ses erreurs, il admet également, un peu penaud, qu’il ne voit plus, désormais, ce qui pourrait le faire revenir en arrière. Les convictions d’un complotiste sont d’autant plus immunes à la critique que ce dernier pense s’être déjà extrait de l’ignorance : ses anciennes représentations du monde, celles, naïves, d’un « citoyen assoupi », ont été remplacées à ses yeux par les vérités supérieures d’un « citoyen éveillé ». Et autant il est possible de se déshabiller çà et là de ses erreurs, autant il est bien plus coûteux pour l’ego de se dévêtir du sentiment de son intelligence.
Le philosophe français Clément Rosset a consacré des pages féroces à ce qu’il appelle la « bêtise au deuxième degré », caractéristique selon lui des personnes qui, parce qu’elles se sont informées et ont changé une première fois d’avis, ont remplacé leurs préconceptions initiales, fragiles mais sans prétention, par des certitudes vaniteuses. Aux yeux de Rosset, elle est bien plus dangereuse que la « bêtise au premier degré », la simple ignorance : « Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées – à juste titre d’ailleurs – comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi elle constitue une forme de bêtise absolue, à la différence de la bêtise au premier degré. » Car autant cette dernière peut être « détrompée », autant la bêtise au second degré est « incurable de trop bien raisonner ». (…)
Peur de la dissonance cognitive
Cette foi infatuée d’elle-même s’accompagne d’une spectaculaire propension à trouver une explication acrobatique à tout ce qui vient la contredire. Là encore, le complotisme ne fait que pousser à l’extrême une tendance naturelle chez l’être humain lorsqu’une de ses croyances est mise à mal par un élément extérieur inattendu. Ce sentiment désagréable d’incompatibilité entre ce qu’on pense savoir et ce que nous renvoie la réalité a un nom : c’est la dissonance cognitive, notion conceptualisée dans les années 1950 par le psychologue américain Leon Festinger. Face à une telle contradiction, observe Festinger, l’esprit humain cherche spontanément à atténuer l’inconfort par toutes sortes de stratégies : il peut fuir les sources d’information dissonantes, aménager des exceptions à leurs assertions, délégitimer l’énonciateur, nier la réalité, échafauder une explication magique, etc.
Les arrangements de ce type sont monnaie courante dans la vie mentale d’un complotiste, chez qui la peur de la dissonance cognitive est hypertrophiée. Pour parer à toute contradiction, il a notamment tendance à mobiliser un arsenal de figures du double : homme de paille, agent infiltré, sosie, acteur, clone, hologramme… Le cas de Tiffany Dover, une infirmière américaine qui, en décembre 2020, a fait un malaise vagal en direct sur une chaîne de télévision locale après s’être fait injecter une dose de vaccin anti-Covid, en fournit un exemple éclatant. La complosphère s’est rapidement convaincue que la jeune femme était décédée. Face aux rumeurs, son hôpital a publié quelques jours plus tard une vidéo la montrant en pleine forme. Ce à quoi les antivaccins ont réagi en décrétant qu’il ne s’agissait pas de Tiffany Dover, mais d’une actrice lui ressemblant, enrôlée pour camoufler sa mort.
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Ce recours à la rhétorique du double ne s’applique pas seulement à des personnes, mais aussi à des événements, voire à des pays. Le journaliste helvétique Sami Zaïbi explique ainsi avoir discuté avec une militante QAnon convaincue de l’existence d’une « deuxième Suisse, sous la Suisse, une Suisse souterraine, avec les mêmes rues, les mêmes magasins » : c’est là, lui a-t-elle expliqué, que « l’Etat cache les enfants qu’il a arrachés aux familles, pour que les réseaux pédocriminels puissent venir se servir ». Aussi ubuesque que paraisse cette proposition, elle permet de justifier que les militants QAnon n’aient jamais pu apporter d’élément tangible pour corroborer leur fameuse thèse de l’existence d’un réseau pédosatanique aux ramifications mondiales. Et bon courage pour apporter la contradiction à une telle croyance…
Goût de la complication
Dans l’univers conspirationniste, même un document notoirement faux peut être perçu comme la voix inattendue de la vérité. Le comte du Chayla parvient-il à faire envisager à Sergueï Nilus la possibilité que les Protocoles des sages de Sion, ce supposé plan de domination mondiale signé par des dignitaires juifs, ne soient pas authentiques ? Le moine antisémite renverse aussitôt l’argument : admettons qu’ils ont été fabriqués de toutes pièces ; qu’est-ce qui prouve que le contenu de leurs pages ne décrit pas avec justesse la réalité ? C’est le même raisonnement qui permettra aux nazis de considérer les Protocoles comme dignes de foi, alors même que la presse, notamment The Times, avait dès les années 1920 apporté les preuves de la supercherie. (…)
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De telles explications requièrent des trésors d’imagination et de lourdes concessions vis-à-vis de la plausibilité. D’une manière générale, la rhétorique complotiste excelle à recourir au « chichi », ce goût de la complication théorisé par le philosophe Clément Rosset, qui le présente comme un « besoin de la duplication », motivé par un réel trop cru, trop singulier ou simplement trop contradictoire, qu’il faut obvier par tous les moyens possibles. Il s’agit, en somme, d’un art de l’esquive, qui, pour résorber la dissonance cognitive, peut aller jusqu’à nier le réel dans son ensemble quand celui-ci se présente comme une contradiction trop frontale.
Cette certitude granitique d’avoir accédé à une vérité supérieure va même parfois jusqu’au délire prophétique : persuadé de détenir la vérité, l’éveillé verrait aussi l’avenir. Dans une lettre à sa sœur, Sergueï Nilus partage son sentiment de préconnaissance de l’Apocalypse : « Non seulement je pressens que la chute arrive, mais je le sais, je sais d’où et par qui elle vient et ce qui nous attend dans un proche avenir… » Et même lorsque les événements finissent par contredire leurs prophéties, les complotistes les plus assurés ne se démontent pas.
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Dans la tête des complotistes », de William Audureau (Allary éditions, 320 p., 19,90 €).
William Audureau