Tribunes libres
Posté : 26 juin 2022, 16:34
Parfois je tombe sur une opinion publiée selon le mode de La tribune libre,
c’est-à-dire que le média qui les publie ne partage pas forcément les opinions de son auteur.
On en trouve beaucoup dans la presse d’infos que je préfère. La tribune publiée par Le Monde
que voici m’a surpris, inquiété.
Ancien lecteur de Dostoievsky, elle a résonné en moi. Probablement que je ne serai pas le seul.
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Guerre en Ukraine : « Il y a une filiation entre l’idéologie nihiliste qui a marqué la Russie au XIXe siècle et cette façon de mener la guerre »
TRIBUNE
François Galichet
professeur honoraire à l’université de Strasbourg
Frappé par le caractère radicalement destructif de la stratégie russe, le philosophe François Galichet constate que, pour l’armée russe, « la destruction n’est pas un moyen mais une fin en soi ; et d’ailleurs elle s’applique à l’agresseur autant qu’à l’agressé ».
Publié le 23 juin 2022 à 11h55 - Mis à jour le 24 juin 2022 à 09h01 Temps de Lecture 3 min. Sélections
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Ce qui frappe le plus, dans le conflit ukrainien, c’est la stratégie adoptée par les Russes. Elle se caractérise par une intention délibérée d’anéantissement, de destruction systématique et radicale. Assurément, toutes les guerres comportent des dommages causés à l’ennemi ; mais ils sont le plus souvent liés à des objectifs militaires, même s’ils entraînent des bavures.
Dans le cas de l’agression russe, en revanche, on a l’impression d’une entreprise d’annihilation totale du territoire à conquérir, civils et soldats, hommes, bâtiments et choses. Marioupol, Boutcha et bien d’autres villes martyres illustrent tragiquement cette volonté. Comme on l’a souvent souligné, c’est une stratégie déjà adoptée en Tchétchénie et en Syrie.
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Habituellement, le conquérant vise à s’approprier les ressources du pays attaqué, ce qui le conduit à les préserver autant que possible, dans son propre intérêt. Ici, en revanche, on a le sentiment que le gain attendu ne compte pas du tout. La destruction n’est pas un moyen mais une fin en soi ; et d’ailleurs elle s’applique à l’agresseur autant qu’à l’agressé.
La pensée nihiliste comme principe de guerre
Les dommages causés à la Russie par la guerre (effets des sanctions, retrait des investisseurs étrangers, adhésion à l’OTAN de pays jusqu’ici neutres, renforcement de l’unité et de la défense européenne, etc.) sont de loin supérieurs à l’avantage éventuel que constituerait la conquête du Donbass. Mais ces dommages, si grands soient-ils, ne semblent pas compter.
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Comment expliquer une telle attitude ? Un mot s’impose au spectacle de cette guerre militairement irrationnelle, économiquement aberrante, politiquement catastrophique : nihilisme. On sait que ce concept est né en Russie dans les années 1860 ; et on l’associe souvent à un mouvement marginal d’opposition au régime tsariste, vite disparu au profit de la contestation marxiste-léniniste qui aboutira à la révolution d’octobre 1917.
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Or cette représentation est erronée. L’écrivain Ivan Tourgueniev (1818-1883), dans Pères et Fils, définit le nihiliste comme quelqu’un « qui ne veut rien reconnaître », « qui ne respecte rien » et « ne s’incline devant aucune autorité ». L’écrivain philosophe Alexandre Herzen (1812-1870) , dans un article de 1869, y voit « un esprit de purification critique » ; il associe le phénomène du nihilisme à la mentalité russe en tant que telle : « Le nihilisme est le fruit naturel, légitime, historique de cette attitude négative envers la vie qu’avaient adoptée la pensée russe et l’art russe dès ses premiers pas après Pierre le Grand. » Il ajoute : « Cette négation doit enfin aboutir à la négation de soi-même. »
Le nihilisme dans la nature de l’âme russe
L’analyse sera reprise par Fiodor Dostoïevski (1821-1881), qui écrit, parlant des Russes : « Nous sommes tous des nihilistes. » Le philosophe Nicolas Berdiaev (1874-1948), un siècle plus tard, le confirme : le nihilisme avait sa source dans l’âme russe et dans la nature de la foi proslave. C’était « le négatif photographique du sentiment apocalyptique russe ».
Albert Camus (1913-1960), dans L’Homme révolté, en précise les contours. Il y décèle « le sentiment, qu’on retrouvera jusque chez Bakounine et les socialistes révolutionnaires de 1905 que la souffrance est régénératrice ». Le critique littéraire Vissarion Bielinski (1811-1848), l’un des représentants de ce mouvement, affirme qu’il faut détruire la réalité pour affirmer ce qu’on est : « La négation est mon Dieu. »
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On lui confère, écrit Camus, « l’intransigeance et la passion de la foi ». C’est pourquoi « la lutte contre la création sera sans merci et sans morale ; le seul salut est dans l’extermination ». Selon le théoricien politique Mikhaïl Bakounine (1814-1876), « la passion de la destruction est une passion créatrice ». Sergueï Netchaïev (1847-1882), son compagnon, « a poussé la cohérence du nihilisme aussi loin qu’il se pouvait » : désormais « la violence sera tournée contre tous au service d’une idée abstraite » ; les chefs de la révolution doivent détruire non seulement les ennemis de classe, mais aussi leurs propres militants, s’ils dévient de la ligne imposée.
Une démarche pas rationnelle prête à tous les sacrifices
Bakounine a contribué autant que Marx à la doctrine léniniste – et par conséquent à l’idéologie soviétique dont Poutine est imprégné. A travers cette filiation, le nihilisme continue à inspirer les dirigeants actuels de la Russie. Du nihilisme au communisme, et de celui-ci au panslavisme qui motive l’invasion de l’Ukraine, c’est la même idée abstraite qui justifie une volonté de destruction « purificatrice », le parti pris de la table rase, de l’apocalypse comme idéal politique et religieux, du néant érigé en principe d’action.
C’est pourquoi il ne faut pas prendre à la légère la menace nucléaire agitée par les dirigeants russes. De l’anéantissement de l’autre à l’anéantissement universel qui implique l’anéantissement de soi, la frontière est mince. Le nihilisme, conclut Camus, « étroitement mêlé au mouvement d’une religion déchue, s’achève en terrorisme ». Chez tous les héritiers du nihilisme, « le goût du sacrifice coïncide avec l’attirance de la mort » ; « le meurtre s’est identifié avec le suicide ».
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Comment faire face à une telle idéologie ? La réponse n’est pas évidente. Mais il faut en tout cas éviter de considérer Poutine et ses sbires comme des conquérants rationnels, qui calculeraient les bénéfices et les coûts d’une agression, tel Hitler. Il y a une filiation entre l’idéologie nihiliste qui a marqué la Russie au XIXe siècle et cette façon de mener la guerre. Comme toute foi, elle est prête à tous les sacrifices, y compris le sien.
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En ce sens, elle relève davantage de la radicalité djihadiste, dont elle partage les modes d’action et de pensée. La seule différence entre l’une et l’autre est une différence d’échelle : le terrorisme poutinien est un terrorisme d’Etat, et d’un Etat qui dispose d’un arsenal nucléaire susceptible de provoquer l’anéantissement de l’humanité. Jamais auparavant celle-ci n’a été confrontée à une telle situation. En ce sens, la guerre ukrainienne est une nouveauté absolue dans l’histoire.
François Galichet, professeur honoraire à l’université de Strasbourg, auteur de : Qu’est-ce qu’une vie accomplie ? (Odile Jacob, 2020)
François Galichet(professeur honoraire à l’université de Strasbourg)